FreedoM's ChildreN
Je vais t’aimer demain, aujourd’hui je ne te connais pas encore. J’ai commencé par descendre l’escalier du vieil immeuble que j’habitais, le pas un peu pressé, je te l’avoue. Au rez-de-chaussée, ma main, qui avait serré la rambarde, sentait la cire d’abeille que la concierge appliquait méthodiquement jusqu’au coude du deuxième palier les lundis et puis vers les derniers étages les jeudis. Malgré la lumière qui dorait les façades, le trottoir était encore moiré de la pluie du petit matin. Dire que sur ces pas légers, je ne savais encore rien, j’ignorais tout de toi, toi qui me donnerais sûrement un jour le plus cadeau que la vie fait aux hommes.
Je suis entré dans le petit café de la rue Saint-Paul, j’avais du temps dans mes poches. Trois au comptoir, nous étions peu à être riches de cela ce matin de printemps. Et puis, les mains derrière sa gabardine, mon père est entré, il s’est accoudé au zinc comme s’il ne m’avait pas vu, une façon d’élégance bien à lui. Il a commandé un café serré et j’ai pu voir le sourire qu’il me cachait tant bien que mal, plutôt mal. D’un tapotement sur le comptoir, il m’a indiqué que la salle était « tranquille », que je pouvais enfin me rapprocher. J’ai senti, en frôlant sa veste, sa force, le poids de la tristesse qui écrasait ses épaules. Il m’a demandé si j’étais « toujours sûr ». Je n’étais sûr de rien, mais j’ai hoché la tête. Alors il a poussé sa tasse très discrètement. Sous la soucoupe, il y avait un billet de cinquante francs. J’ai refusé, mais il a serré très fort les mâchoires et grommelé que, pour faire la guerre, il fallait avoir le ventre plein. J’ai pris le billet et, à son regard, j’ai compris qu’il fallait maintenant que je parte. J’ai rajusté ma casquette, ouvert la porte du café et remonté la rue.
En longeant la vitrine, j’ai regardé mon père à l’intérieur du bar, un petit regard volé, comme ça ; lui m’a offert son ultime sourire, pour me faire signe que mon col était mal ajusté.
Il y avait dans ses yeux une urgence que je mettrais des années à comprendre, mais il me suffit aujourd’hui encore de fermer les miens en pensant à lui, pour que son dernier visage me revienne, intact. Je sais que mon père était triste de mon départ, je devine aussi qu’il pressentait que nous ne nous reverrions plus. Ce n’était pas sa mort qu’il avait imaginée, mais la mienne.
Je repense à ce moment au café des Tourneurs. Cela doit demander beaucoup de courage à un homme d’enterrer son fils alors qu’il prend un café-chicorée juste à côté de lui, de rester dans le silence et de ne pas lui dire « Tu rentres à la maison tout de suite et tu vas faire tes devoirs ».
Un an plus tôt, ma mère était allée chercher nos étoiles jaunes au commissariat. C’était pour nous le signal de l’exode et nous partions à Toulouse. Mon père était tailleur et jamais il ne coudrait cette saloperie sur un bout d’étoffe.
Ce 21 mars 1943, j’ai dix-huit ans, je suis monté dans le tramway et je pars vers une station qui ne figure sur aucun plan : je vais chercher le maquis.
Il y a dix minutes, je m’appelais encore Raymond, depuis que je suis descendu au terminus de la ligne 12, je m’appelle Jeannot. Jeannot sans nom. A ce moment encore doux de la journée, des tas de gens dans mon monde ne savent pas ce qui va leur arriver. Papa et maman ignorent que bientôt on va leur tatouer un numéro sur le bras, maman ne sait pas que sur un quai de gare, on va la séparer de cet homme qu’elle aime presque plus que nous.
Moi je ne sais pas non plus que dans dix ans, je reconnaîtrai, dans un tas de paires de lunettes de près de cinq mètres de haut, au Mémorial d’Auschwitz, la monture que mon père avait rangée dans la poche haute de sa veste, la dernière fois que je l’ai vu au café des Tourneurs. Mon petit frère Claude ne sait pas que bientôt je passerai le chercher, que s’il n’avait pas dit oui, si nous n’avions pas été deux à traverser ces années-là, aucun de nous n’aurait survécu. Mes sept camarades, Jacques, Boris, Rosine, Ernest, François, Marius, Enzo, ne savent pas qu’ils vont mourir en criant « Vive la France », et presque tous avec un accent étranger.
Je me doute que ma pensée est confuse, que les mots se bousculent dans ma tête, mais à partir de ce lundi midi, et pendant deux ans, sans cesse mon cœur va battre dans ma poitrine au rythme que lui impose la peur ; j’ai eu peur pendant deux ans, je me réveille encore parfois la nuit avec cette foutue sensation. Mais tu dors à côté de moi mon amour, même si je ne le sais pas encore. Alors voilà un petit bout de l’histoire de Charles, Claude, Alonso, Catherine, Sophie, Rosine, Marc, Emile, Robert, mes copains, espagnols, italiens, polonais, hongrois, roumains, les enfants de la liberté.
Marc Levy, Les enfants de la liberté
Parce qu'en principe ce n'est pas mon genre de livre, mais parce que ça me touche dans l'écriture...parce que c'est beau, tout simplement
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